Essai sur les sentiers – mai 2024
par Matthew Cleary
Je gagne ma vie en aménageant des sentiers de randonnée. C’est le plus beau métier du monde. Nous ne sommes pas des bénévoles, et nous prenons notre travail très au sérieux. Aménager un sentier qui perdure, qui soit sécuritaire, qui encourage les gens à ne pas dévier du tracé et qui limite les dommages que notre présence peut causer aux écosystèmes fragiles que nous traversons, est un travail long et souvent éreintant, mais c’est aussi l’une des activités les plus gratifiantes et valorisantes que je puisse imaginer.
Nous connaissons tous et toutes les bienfaits de la randonnée et les effets que le temps passé dans la nature peut avoir sur notre santé physique et mentale, sur notre lien avec la nature et sur notre volonté de protéger les écosystèmes qui nous entourent et de nous renseigner à leur sujet. Rendre la forêt accessible à des visiteurs et visiteuses aux capacités et niveaux d’expérience variés, c’est une responsabilité que nous ne prenons pas à la légère.
Dans cet essai, je vais vous décrire un peu notre processus et vous expliquer les motivations derrière les choix pratiques que nous faisons et les étapes de notre travail. Nous portons plusieurs chapeaux en même temps : arpenteur, bûcheron, mulet, tailleur de pierre, charpentier, jardinier, paysagiste. À la fin de tout ce travail, le sentier doit donner l’impression d’avoir émergé de terre tout seul, comme s’il avait toujours été là et nulle part ailleurs. Cela demande beaucoup de planification et de travail. Lorsque le sentier est enfin prêt, après des mois d’ampoules, de maux de dos et de tiques, nous connaissons par cœur chaque mètre, chaque virage, chaque roche intéressante et chaque arbre grand-mère.
Une fois ouvert, un sentier continuera à évoluer. Il est rare que des matières étrangères soient introduites. Nous trouvons généralement nos matériaux de construction sur place ou à proximité, et lorsque nous aménageons le sentier, nous ne faisons que modifier la disposition des éléments que nous trouvons dans la forêt, à savoir le sol, les roches et le bois. Une fois le sentier réalisé, les plantes et les arbres continuent de pousser. Le sol continue de geler et de dégeler au gré des saisons. La nature environnante assimile le sentier dans sa nouvelle forme. Idéalement, la terre que nous avons déplacée se stabilise, les racines que nous avons dérangées guérissent et les animaux reviennent ou sortent de leur cachette.
J’aménage des sentiers de randonnée pour la Fiducie de conservation Massawippi depuis le tout début. La création de la Fiducie et le travail de conservation et de sensibilisation à l’environnement qu’elle accomplit depuis lors sont le fruit du travail d’innombrables personnes formidables, dont le nombre ne cesse de croître. Les terres qui ont été préservées du développement et rendues accessibles au public grâce au réseau de sentiers de randonnée représentent un cadeau pour la collectivité, aujourd’hui et pour les générations à venir. C’est un honneur pour moi d’y participer, et je m’estime chanceux d’avoir passé plus de temps que quiconque dans le monde sur les sentiers que j’ai eu tant de plaisir à aménager.
Pour décrire notre processus de façon plus détaillée, avec quelques anecdotes au passage, je vais vous décrire comment la conception et l’aménagement de la boucle de George se sont passés, selon mon point de vue. Ce sentier est le premier à avoir ouvert dans le secteur Wardman du sentier Massawippi. J’ai annexé des cartes montrant le réseau de sentiers à l’époque et aujourd’hui pour vous donner une idée de nos progrès. La carte actuelle est appelée à évoluer. Pour ceux et celles qui aménagent les sentiers, la carte fait office de journal intime. C’est difficile de la regarder sans se rappeler des histoires qui y sont associées. C’est ici, dans ce virage, que nous avons commencé. C’est là que nous étions quand les feuilles ont changé de couleur. C’est dans ce virage en épingle que le bébé de Mahicans est né. Ici, il a commencé à neiger, et nous avons tous arrêté de travailler en même temps pour regarder la neige tomber.
La première fois que j’ai exploré la forêt que la famille Wardman avait si généreusement donnée à la Fiducie, j’étais avec Mahicans Diamond, notre courageux leader et expert en matière de sentiers. Je pêchais dans le lac Massawippi depuis des années, mais je n’avais jamais vraiment exploré la forêt qui couvre les montagnes à l’ouest du lac. Ne connaissant pas ses limites, j’avais l’impression, à première vue, qu’elle était vaste et sauvage. J’ai même emporté mon répulsif contre les ours. La première semaine, j’ai vu plusieurs fois le même renard et un porc-épic dans un arbre qui attendait qu’on passe sous lui. Nous avons aussi croisé quelques caches de chasse au chevreuil, un bloc de sel très prisé et la carcasse d’un camion des années 1940 dans un ravin.
Nous nous sommes stationnés au bout du chemin Côte du Piémont à côté d’un gros tas de gravier qui bloquait le passage vers l’endroit où se trouvait anciennement une ferme. Les voisins de chaque côté du cul-de-sac étaient sceptiques et se sont demandé à voix haute qui voudrait bien vouloir venir ici, au beau milieu de nulle part, pour se promener dans la forêt. Ce n’était pas une forêt vierge. Il y avait quelques vieux chemins forestiers et des pistes de quatre roues. Il y avait même déjà eu une piste de ski de fond qui reliait North Hatley à Ayer’s Cliff avant que le développement résidentiel et la propriété privée ne gagnent du terrain. Voyez plutôt la publicité pour cette expérience. Je pense que les prix ne sont plus en vigueur.
Pour la boucle de George, nous n’avions pas de point A à partir duquel commencer notre marche vers le point B. Notre mandat était simplement de rendre la forêt accessible aux visiteurs et visiteuses, quel que soit leur niveau d’aisance dans les bois. Il y a diverses façons d’aménager un sentier de randonnée et différents degrés d’intervention. L’une des méthodes consiste à faire un large chemin surélevé en poussière de roche avec un fossé de chaque côté et des ponceaux permettant à l’eau de s’écouler d’un côté à l’autre si nécessaire pour prévenir l’érosion du sentier. À l’autre opposé, on retirera simplement les obstacles pour pouvoir marcher sur le sol forestier tel quel. Le premier type de sentier est coûteux et empêche les randonneurs et randonneuses d’avoir le sentiment de faire partie de la nature lors de leur sortie. Le deuxième type disparaîtra rapidement s’il n’est pas assez utilisé, et s’il l’est trop, il deviendra bouetteux. Le sentier est compacté par les randonneurs à mesure que le réseau de racines qui structure le sol se dégrade. Les randonneurs évitent la partie la plus basse et humide, au centre, ce qui a pour effet d’élargir progressivement le sentier.
Les décisions les plus importantes dans l’aménagement d’un sentier sont prises au début du processus. Selon moi, il est utile d’explorer la zone au printemps, lorsque les feuilles n’obstruent pas la vue des reliefs du terrain. Si on veut que les randonneurs choisissent de suivre un sentier, il faut penser avant tout à l’érosion. Je me mets à la place d’une goutte d’eau de pluie ou de neige fondue. Où est-ce que j’irais? Où est-ce que je stagnerais? L’aménagement d’un sentier coûte cher. Si on veut que nos sentiers durent vingt ans, il faut s’imaginer la plus grosse tempête de pluie et la plus grande inondation qui puissent se produire au cours de cette période et préparer nos sentiers à les affronter. C’est un défi de plus en plus important, car les conditions météorologiques sont de plus en plus imprévisibles et extrêmes.
Après avoir parcouru la forêt, pris la mesure de ce qui s’y trouve, du degré d’humidité, des sites d’intérêt et des microécosystèmes uniques que les randonneurs pourraient apprécier de traverser, nous commençons à déterminer le corridor du sentier. Il s’agit d’une zone d’environ cinq mètres de large où le sentier sera aménagé. S’il est trop raide, nous construirons des escaliers. S’il est trop humide, nous rehausserons la surface de marche d’une façon ou d’une autre. Le premier passage s’effectue à la tronçonneuse. Nous coupons les arbres dangereux et éliminons les obstacles. Si ce qui est coupé ou trouvé au sol est assez grand pour servir à construire des structures, que ce soient des arbres ou des roches, nous le laissons entier à proximité du sentier et nous réfléchissons à la manière de l’utiliser.
Le début de la boucle de Georges était facile. Le sentier monte progressivement en traversant une plantation de pins très espacés et le sol était relativement sec. Nos sentiers sont faits d’un sol minéral compacté. La végétation a plus de mal à y pousser, et une fois que le sentier est compact, il est très durable et résistant à l’érosion s’il a été façonné correctement. Nous retirons la couche organique du sol et nous l’enterrons à côté du sentier dans de grandes fosses que nous creusons, à la recherche du sol minéral plus en profondeur. Cette opération est réalisée à l’aide d’une pelle ou d’une machine.
Le sentier doit être bombé au centre pour résister à la compaction que les randonneurs et les intempéries continueront à lui faire subir et pour éviter l’accumulation d’eau. L’idéal est de trouver des crêtes sur lesquelles aménager le sentier. Un sol perturbé s’érode beaucoup plus rapidement qu’un sol recouvert d’une végétation enracinée et de feuilles mortes. Moins le sentier est en contact avec l’eau, mieux c’est. Même sur un terrain plat, un sentier doit faire une ondulation pour éviter l’accumulation d’eau, et le creux de chaque vague doit comporter un point où l’eau pourra s’écouler hors du sentier.
Lorsque nous terminons une section de sentier, nous renaturalisons la zone de façon méticuleuse. Un sol perturbé s’érode beaucoup plus rapidement qu’un sol recouvert d’une végétation enracinée et de feuilles mortes. Nous plantons des fougères. Nous répandons des feuilles. Nous souhaitons laisser la forêt aussi intacte que nous l’avons trouvée.
Après la plantation de pins et une zone couverte d’érables matures et de fougères, nous sommes arrivés à notre premier sommet. Nous avons construit deux bancs à partir d’un érable tombé à proximité et nous avons réussi à faire rouler une grosse roche jusqu’au sommet de la colline pour servir de table. En équipe, nous faisons rouler les roches à l’aide de lourdes barres de fer qui nous servent de levier. Sisyphe serait fier. Parfois, nous utilisons des cordes et des poulies pour faire tomber des arbres ou déplacer des roches. Ces mécanismes simples sont souvent tout ce que nous avons sous la main et tout ce dont nous avons besoin.
La descente du premier sommet est un peu trop abrupte pour que des virages en épingle suffisent à atténuer la pente. Nous avons donc construit des marches en terrasse à partir de billots. Nous avons retiré l’écorce à l’aide d’un marteau et taillé une surface plate sur chaque billot. Le fait d’enlever l’écorce permet au billot de bois de sécher et ralentit sa décomposition. Chaque marche est bordée de roches qui retiennent la terre minérale que nous y ajoutons.
Parfois, nous fabriquons les marches à partir de grosses pierres que nous trouvons à proximité. Nous utilisons tout ce qui est disponible et pratique. Lorsque le sentier doit traverser une zone humide, nous canalisons l’eau entre deux grosses pierres pour permettre aux randonneurs de passer d’un côté à l’autre sans troubler l’eau ou salir leurs bottes.
La boucle de George remonte près du site d’une ferme où l’on retrouve les fondations en pierre de l’ancienne maison de ferme et une petite clairière entourée de pommiers. Nous y avons trouvé de vieilles pièces de tracteur et des fers à cheval abandonnés. J’ai entendu dire que c’était autrefois un élevage de moutons, mais je ne pourrais pas le confirmer.
Le sentier continue sa descente vers ce qui était autrefois le sentier Skiwippi, en coupant à travers un long tas de pierres qui servait autrefois de clôture ou de limite de propriété.
La section de la boucle de George qui longe le sentier Skiwippi est large et plate, avec des fossés et des ponceaux. Pendant l’aménagement du sentier, nous y avons trouvé une roue de charrette en métal. Nous l’avons adossée à un arbre, bien visible, pour que les randonneurs puissent l’admirer en passant, mais elle a vite disparu. Elle orne sans doute aujourd’hui le jardin de quelqu’un. On peut apercevoir d’autres vestiges des multiples usages de ce sentier. Une borne kilométrique se fait lentement avaler par un arbre, et c’est sur ce sentier que se trouve le squelette rouillé d’un camion.
Il nous aura fallu plus d’un an pour aménager la boucle de George, et il faut environ 45 minutes pour la parcourir en entier. La randonnée nous permet de penser, de réfléchir et de décompresser sans nous faire distraire par d’autres, sans contact constant et sans sollicitation par nos appareils électroniques. À d’autres moments, elle nous permet d’être totalement présents avec les amis et la famille qui nous entourent. La terre où se trouve le sentier a eu de nombreuses utilisations au fil des ans, depuis des milliers d’années, mais quelle que soit l’importance qu’elle a eue pour les personnes vivant à proximité, elle demeure surtout un lieu de séquestration du carbone et un habitat pour les plantes et les animaux. Nous ne devons pas oublier que nous sommes des visiteurs dans la forêt et qu’il faut nous efforcer de la protéger du mieux possible.